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Quelques points saillants de l'histoire (très) contemporaine du tourisme en Corse
Sans remonter aux origines, le modèle touristique actuel prend son essor de façon décisive dans les années 50. Ce point bas du siècle dernier marque le début de l’idée d’un tourisme moteur économique. En passant, la Corse est une bonne illustration du mouvement global en Méditerranée.
Cela prend racine dans le premier « plan de développement » élaboré par la 4e République. En 1956, le gouvernement décide la mise en œuvre de 25 programmes régionaux. Bien que faisant partie de la région Provence à l’époque, la Corse est dotée d’un programme spécifique. Ce dernier est rapidement formalisé par l'Etat seul, sous la forme d'un programme ministériel (Arrêté du ministre des affaires éco. et fin. du 2 avril 1957 portant approbation du programme d'action régionale établi en application du décret 56-873 du 30 juin 1955 pour la Corse).
Le problème central identifié est « la raréfaction du peuplement, loin de se traduire par une amélioration du pouvoir d'achat [..] de ceux qui restaient, n'a fait qu'aggraver l'enlisement de l'Ile dans des structures archaïques et y a entraîné [une dégradation] des conditions d'existence ». Le diagnostic met l’accent sur trois aspects : une faiblesse structurelle de l’agriculture, un petit marché intérieur conjugué avec un déficit de biens exportables et – une nouveauté et un signe de son temps – un manque de développement de l’activité touristique. Le gouvernement pose une stratégie simple pour sortir de la dépression corse : un démarrage touristique et un regain agricole, appuyés par des transports moins coûteux et des ressources financières spécifiques.
Posons clairement les limites du déterminisme a posteriori. Ce document n’a pas été produit par un Grand Planificateur Omniscient. Il n’envisage pas – et pour cause – les mutations agricoles, la décolonisation, l'immigration de travailleurs, la construction et l'expansion de l'État providence ou de la société de consommation.
A partir d’une situation critique, le plan de 1957 propose ce qui semble la solution la plus évidente pour l’époque, en capitalisant sur ce que l’on pouvait, et que l’on peut toujours, considérer comme les avantages comparatifs les plus évidents de l’île : les potentiels touristique et agricole. L'idée centrale est plutôt que seul le tourisme pourrait fournir les flux financiers susceptibles d’enclencher « le plus rapidement et aux moindres frais une expansion générale ». Les plans qui suivront iront globalement tous sur cette voie :
- Schéma d’aménagement (Conseil des ministres, août 1971);
- Programme de développement économique de la Corse adoptée (Conseil des ministres, juil. 1975);
- Schéma d’aménagement (préfecture de région, février 1992);
- Plan de développement de la Corse (Assemblée de Corse, septembre 1993).
A partir des années 50, l’expansion du tourisme est très rapide. Le million de touristes est vraisemblablement dépassé en 1977, soit une croissance évaluée à 9 % par an en moyenne des arrivées touristiques sur les décennies 60 et 70. La Corse devient une destination importante en Méditerranée, avec une clientèle surtout française et modérément internationale (Italie et Allemagne). La Corse est positionnée sur un tourisme de masse, facilité par l’amélioration des liaisons et la baisse des prix des transports.
La Corse se distingue de la Méditerranée surtout par le rôle secondaire de l’hôtellerie. Alors que le plan de 57 se focalisait sur l'essor de ce type d’hébergement, la capacité en chambres passe de 3k en 1954 à 5k en 1968 et à 12k en 1977, niveau quasi inchangé depuis (2020 : 12,6k). A titre de comparaison, les Baléares comptabilisaient en 1990 près de 110 000 chambres d’hôtels. Les offres en hébergement collectif les plus dynamiques sont les campings (surtout dans les années 60 puis dans les années 80.) et les villages de vacances (surtout avant 1980).
Particularisme corse aussi (et conséquence du 1er), le poids à la fois des locations saisonnières et du gratuit a toujours été très élevé.
Une enquête de 1977 montre que les locations pèsent 14 % des séjours. Et 47 % des touristes ne payent rien pour se loger! En effet, 25 % des touristes logent chez des parents/amis, 8 % dans des résidences secondaires et 10 % font du camping sauvage et 4 % logent sur des bateaux ou à la belle étoile.
En 1984, 23% des touristes se logent gratuitement, 15 % louent entre particuliers et 10 % ~font du « sauvage ». En 2017, la dernière enquête de fréquentation donnait encore 28 % de nuitées en location (non marchand payant) et 26 % en famille/amis/résidences secondaires. La "airbnbisation" est certes en hausse mais les grands équilibres restent ~ les mêmes depuis 40 ans.
L’importante diaspora qui s’est formée durant les décennies précédentes explique l’importance du « logement gratuit » et de la résidence secondaire jusqu’aux années 70. Ensuite sont venus l'investissement locatif saisonnier et les résidences secondaires sur le littoral.
Malgré quelques passage à vide (récessions et répercussions monétaire : 1980-84, 92-95, 2012-2015), le nombre de touristes monte à 1,3M en 1991, 2,5M à la fin des années 2000 et probablement plus de 3M à la fin des années 2010. Régulier et robuste, comme dirait un économiste... L’importance du tourisme comme pilier de l’économie se renforce. La consommation touristique hors loyer fictif et hors transports évaluée environ 20 % en 1981, 15 % en 1996, 19 % du PIB de la Corse en 2011 et 22 % en 2019. Il serait plus conforme aux normes internationales de considérer la valeur ajoutée liée au tourisme pour avoir une lecture plus fidèle du « poids du tourisme », cette valeur ajoutée représentant vraisemblance entre 10 et 12 % du PIB. Pour des raisons de comparaison historique uniquement, ce sont les données de consommation hors loyer fictif et hors transport qui sont ici reprises. Il reste que l’impulsion touristique est indéniable. Ce que l’on retrouve en Corse, se retrouve en Méditerranée, même si les volumes varient. Mais, l’augmentation de la demande se fait sans structure industrielle ou agricole capable d’en maximiser les retombées. Ce qui impose un recours massif aux importations de biens de consommation, réduisant d'autant l'effet d’entraînement sur les autres activités.
Ainsi, le tourisme infuse le reste des secteurs (agro-alimentaire, transports, distribution, services), les orientant autour de sa chaîne de valeur, à laquelle s’ajoute celle de l’immobilier. L’énergie économique se concentre, structurant - en gros - le modèle actuel.
Cela prend racine dans le premier « plan de développement » élaboré par la 4e République. En 1956, le gouvernement décide la mise en œuvre de 25 programmes régionaux. Bien que faisant partie de la région Provence à l’époque, la Corse est dotée d’un programme spécifique. Ce dernier est rapidement formalisé par l'Etat seul, sous la forme d'un programme ministériel (Arrêté du ministre des affaires éco. et fin. du 2 avril 1957 portant approbation du programme d'action régionale établi en application du décret 56-873 du 30 juin 1955 pour la Corse).
Le problème central identifié est « la raréfaction du peuplement, loin de se traduire par une amélioration du pouvoir d'achat [..] de ceux qui restaient, n'a fait qu'aggraver l'enlisement de l'Ile dans des structures archaïques et y a entraîné [une dégradation] des conditions d'existence ». Le diagnostic met l’accent sur trois aspects : une faiblesse structurelle de l’agriculture, un petit marché intérieur conjugué avec un déficit de biens exportables et – une nouveauté et un signe de son temps – un manque de développement de l’activité touristique. Le gouvernement pose une stratégie simple pour sortir de la dépression corse : un démarrage touristique et un regain agricole, appuyés par des transports moins coûteux et des ressources financières spécifiques.
Posons clairement les limites du déterminisme a posteriori. Ce document n’a pas été produit par un Grand Planificateur Omniscient. Il n’envisage pas – et pour cause – les mutations agricoles, la décolonisation, l'immigration de travailleurs, la construction et l'expansion de l'État providence ou de la société de consommation.
A partir d’une situation critique, le plan de 1957 propose ce qui semble la solution la plus évidente pour l’époque, en capitalisant sur ce que l’on pouvait, et que l’on peut toujours, considérer comme les avantages comparatifs les plus évidents de l’île : les potentiels touristique et agricole. L'idée centrale est plutôt que seul le tourisme pourrait fournir les flux financiers susceptibles d’enclencher « le plus rapidement et aux moindres frais une expansion générale ». Les plans qui suivront iront globalement tous sur cette voie :
- Schéma d’aménagement (Conseil des ministres, août 1971);
- Programme de développement économique de la Corse adoptée (Conseil des ministres, juil. 1975);
- Schéma d’aménagement (préfecture de région, février 1992);
- Plan de développement de la Corse (Assemblée de Corse, septembre 1993).
A partir des années 50, l’expansion du tourisme est très rapide. Le million de touristes est vraisemblablement dépassé en 1977, soit une croissance évaluée à 9 % par an en moyenne des arrivées touristiques sur les décennies 60 et 70. La Corse devient une destination importante en Méditerranée, avec une clientèle surtout française et modérément internationale (Italie et Allemagne). La Corse est positionnée sur un tourisme de masse, facilité par l’amélioration des liaisons et la baisse des prix des transports.
La Corse se distingue de la Méditerranée surtout par le rôle secondaire de l’hôtellerie. Alors que le plan de 57 se focalisait sur l'essor de ce type d’hébergement, la capacité en chambres passe de 3k en 1954 à 5k en 1968 et à 12k en 1977, niveau quasi inchangé depuis (2020 : 12,6k). A titre de comparaison, les Baléares comptabilisaient en 1990 près de 110 000 chambres d’hôtels. Les offres en hébergement collectif les plus dynamiques sont les campings (surtout dans les années 60 puis dans les années 80.) et les villages de vacances (surtout avant 1980).
Particularisme corse aussi (et conséquence du 1er), le poids à la fois des locations saisonnières et du gratuit a toujours été très élevé.
Une enquête de 1977 montre que les locations pèsent 14 % des séjours. Et 47 % des touristes ne payent rien pour se loger! En effet, 25 % des touristes logent chez des parents/amis, 8 % dans des résidences secondaires et 10 % font du camping sauvage et 4 % logent sur des bateaux ou à la belle étoile.
En 1984, 23% des touristes se logent gratuitement, 15 % louent entre particuliers et 10 % ~font du « sauvage ». En 2017, la dernière enquête de fréquentation donnait encore 28 % de nuitées en location (non marchand payant) et 26 % en famille/amis/résidences secondaires. La "airbnbisation" est certes en hausse mais les grands équilibres restent ~ les mêmes depuis 40 ans.
L’importante diaspora qui s’est formée durant les décennies précédentes explique l’importance du « logement gratuit » et de la résidence secondaire jusqu’aux années 70. Ensuite sont venus l'investissement locatif saisonnier et les résidences secondaires sur le littoral.
Malgré quelques passage à vide (récessions et répercussions monétaire : 1980-84, 92-95, 2012-2015), le nombre de touristes monte à 1,3M en 1991, 2,5M à la fin des années 2000 et probablement plus de 3M à la fin des années 2010. Régulier et robuste, comme dirait un économiste... L’importance du tourisme comme pilier de l’économie se renforce. La consommation touristique hors loyer fictif et hors transports évaluée environ 20 % en 1981, 15 % en 1996, 19 % du PIB de la Corse en 2011 et 22 % en 2019. Il serait plus conforme aux normes internationales de considérer la valeur ajoutée liée au tourisme pour avoir une lecture plus fidèle du « poids du tourisme », cette valeur ajoutée représentant vraisemblance entre 10 et 12 % du PIB. Pour des raisons de comparaison historique uniquement, ce sont les données de consommation hors loyer fictif et hors transport qui sont ici reprises. Il reste que l’impulsion touristique est indéniable. Ce que l’on retrouve en Corse, se retrouve en Méditerranée, même si les volumes varient. Mais, l’augmentation de la demande se fait sans structure industrielle ou agricole capable d’en maximiser les retombées. Ce qui impose un recours massif aux importations de biens de consommation, réduisant d'autant l'effet d’entraînement sur les autres activités.
Ainsi, le tourisme infuse le reste des secteurs (agro-alimentaire, transports, distribution, services), les orientant autour de sa chaîne de valeur, à laquelle s’ajoute celle de l’immobilier. L’énergie économique se concentre, structurant - en gros - le modèle actuel.
Trois problèmes consubstantiels au tourisme : rente de situation, conflit d’usage et externalité négative
Par rente de situation, on parle ici des surprofits obtenus par les acteurs privés grâce à un avantage compétitif très simple : ils sont au bon endroit, éventuellement depuis le bon moment. L’activité touristique qu’elle soit à dominante balnéaire ou plus axée sur le patrimoine bénéficie à ceux qui sont implantés au plus près et peuvent le mieux valoriser leur position. Des paillotes à l’hôtellerie ou les locations, en passant par les musées ou les lieux remarquables, une succession de monopoles locaux se forment, où prospèrent ceux qui ont le meilleur emplacement et peuvent donc offrir des services. On peut avoir un peu de concurrence, surtout en périphérie, mais une barrière à l'entrée très prosaïque – le foncier pour s’implanter ou l’immobilier ou louer – finit par cloisonner le territoire en micro-marchés touristiques.
Cette rente de situation génère aussi inégalités de revenus (monopsone et effet sur les salaires, fragmentation du marché du travail, travailleurs « mercenaires »…) et de patrimoine (surtout via renchérissement de l’immobilier/foncier, apport de capitaux extérieurs). Avec, à l’extrême, le risque d’une relégation d’une partie des habitants dans une classe de serviteurs-spectateurs. Et la perpétuation des inégalités.
Deuxièmement, l’activité touristique présente des conflits d’usage permanent. Le tourisme nécessite de « consommer » massivement des biens communs (eau, espaces naturels) au détriment ou en concurrence d’autres usages. Ainsi, entre ce qui relève de l’usage touristique et du reste, notamment de l’usage par d’autres activités économiques, des incompatibilités apparaissent souvent, avec une appropriation de ressources naturelles ou d’espaces. Ces conflits sont aussi liés à des exclusions entre les habitants et les touristes, avec une accaparation des espaces de façon saisonnière ou permanente. Ex. : mécanismes d’exclusion des résidents dans les zones à forte pression touristique à travers l’immobilier.
Troisièmement, au-delà du conflit, la consommation des biens communs génère des externalités négatives et une tension entre privatisation des profits et socialisation des coûts. Les flux de revenus et de consommation sont concentrés au bénéfice des acteurs privés du secteur. Mais, les coûts liés aux services publics nécessaires pour accompagner les flux de population, les impacts sur l’environnement ou les conséquences des exclusions dans l’usage des biens communs par d’autres secteurs ou les résidents sont à la charge des contribuables. Plus simplement, ils peuvent aussi conduire à dégrader de ces biens communs : surfréquentation, nuisances diverses, population de l’air ou de l’eau, menaces sur les espaces naturels ou les espèces sauvages…
Ce déséquilibre potentiel entre privatisation et socialisation se retrouve plus largement dans les politiques publiques, qui se focalisent sur la gestion du tourisme : pression sur le système de santé, gestion des déchets ou de l’énergie, surdimensionnement des infrastructures.
Certes, les pouvoirs publics ont des retombées du l’activité touristique (TVA, taxes locales, redevance d’usage) mais la balance apparaît fragile, surtout quand on approche (exemples sont nombreux en Méditerranée) le seuil de l’irréversible dans la dégradation du bien commun.
Ces 3 maux se retrouvent systématiquement dans le débat public autour du tourisme. En Corse, comme ailleurs.
Consubstantiels de l'activité de la massification touristique en place depuis 60 ans, ils font que ce même débat tourne en rond, d'année en année. 3 nœuds gordiens en somme. Et celui qui les tranchera devra probablement être plus subtil qu'Alexandre. Peut être même plus Grand...
Cette rente de situation génère aussi inégalités de revenus (monopsone et effet sur les salaires, fragmentation du marché du travail, travailleurs « mercenaires »…) et de patrimoine (surtout via renchérissement de l’immobilier/foncier, apport de capitaux extérieurs). Avec, à l’extrême, le risque d’une relégation d’une partie des habitants dans une classe de serviteurs-spectateurs. Et la perpétuation des inégalités.
Deuxièmement, l’activité touristique présente des conflits d’usage permanent. Le tourisme nécessite de « consommer » massivement des biens communs (eau, espaces naturels) au détriment ou en concurrence d’autres usages. Ainsi, entre ce qui relève de l’usage touristique et du reste, notamment de l’usage par d’autres activités économiques, des incompatibilités apparaissent souvent, avec une appropriation de ressources naturelles ou d’espaces. Ces conflits sont aussi liés à des exclusions entre les habitants et les touristes, avec une accaparation des espaces de façon saisonnière ou permanente. Ex. : mécanismes d’exclusion des résidents dans les zones à forte pression touristique à travers l’immobilier.
Troisièmement, au-delà du conflit, la consommation des biens communs génère des externalités négatives et une tension entre privatisation des profits et socialisation des coûts. Les flux de revenus et de consommation sont concentrés au bénéfice des acteurs privés du secteur. Mais, les coûts liés aux services publics nécessaires pour accompagner les flux de population, les impacts sur l’environnement ou les conséquences des exclusions dans l’usage des biens communs par d’autres secteurs ou les résidents sont à la charge des contribuables. Plus simplement, ils peuvent aussi conduire à dégrader de ces biens communs : surfréquentation, nuisances diverses, population de l’air ou de l’eau, menaces sur les espaces naturels ou les espèces sauvages…
Ce déséquilibre potentiel entre privatisation et socialisation se retrouve plus largement dans les politiques publiques, qui se focalisent sur la gestion du tourisme : pression sur le système de santé, gestion des déchets ou de l’énergie, surdimensionnement des infrastructures.
Certes, les pouvoirs publics ont des retombées du l’activité touristique (TVA, taxes locales, redevance d’usage) mais la balance apparaît fragile, surtout quand on approche (exemples sont nombreux en Méditerranée) le seuil de l’irréversible dans la dégradation du bien commun.
Ces 3 maux se retrouvent systématiquement dans le débat public autour du tourisme. En Corse, comme ailleurs.
Consubstantiels de l'activité de la massification touristique en place depuis 60 ans, ils font que ce même débat tourne en rond, d'année en année. 3 nœuds gordiens en somme. Et celui qui les tranchera devra probablement être plus subtil qu'Alexandre. Peut être même plus Grand...