par Guillaume Guidoni
Corse-Economie
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La Corse de la Révolution à l'Empire : fugage égalité, durables exceptions


La Révolution va bouleverser en profondeur la façon dont la Corse est gérée et intégrée à l’ensemble français. Si l'ambition est l'assimilation, l'égalité entre la Corse et le continent, la réalité sera vite de maintenir un cadre à part, loin des principes initiaux.



La révolution bouleverse rapidement le cadre fiscal corse

L’Ancien Régime essayait de faire du sur-mesure tout en concentrant le pouvoir décisionnaire (voir notamment : La Corse et l'Ancien Régime : entre tatonnement et permanence . D’un côté, la domination administrative et réglementaire des autorités royales est incontestée et, de l’autre, le statut de pays d’États donne une autonomie législative et réglementaire. Tout ceci prend très rapidement fin en 1789 et 1790.

La volonté des révolutionnaires de bâtir une société plus égalitaire débouche sur une unification des règles sur le territoire national. Les anciens cadres, souples et imprégnés des traditions et des coutumes locales, s’accompagnaient de grandes inégalités de traitement entre provinces, notamment sur le plan de la fiscalité. La Corse – dont l’intégration à l’ensemble français est demandée dès les premières lignes du cahier de doléances du tiers-état – est prise dans ce mouvement. Fin 1789, l’Assemblée décrète que l’île « est déclarée partie de l'empire français ; ses habitants seront régis par la même constitution que les autres Français, et dès à présent le roi est supplié d'y faire parvenir et publier tous les décrets de l'Assemblée nationale ». Ce décret marque la fin des institutions particulières. L’autonomie législative disparaît et les lois et décrets, y compris quand ils sont spécifiques à l’île, seront désormais votés au niveau national. C’en est fini les ordonnances des commissaires du Roi ou les actes du Conseil supérieur de l’île de Corse. En revanche, la formation des départements en 1790 maintient une autonomie dans la gestion et l’application des décisions parisiennes.

Les premières conséquences dans les domaines économiques portent sur la fiscalité. Les impôts directs, indirects, taxes et droits de l’Ancien Régime sont largement rejetés par les conventionnels. Les impôts directs sont supprimés et remplacé par des contributions directes d’inspiration physiocratiques. Ainsi, en novembre 1789, il est voté une contribution foncière, calculée sur la valeur estimée du foncier. En janvier 1790, une contribution personnelle mobilière est créée, avec pour base la valeur locative de l'habitation du contribuable. Les impôts indirects sont supprimés, notamment la gabelle. En revanche, les droits d’enregistrement et les droits de douanes sont maintenus, mais uniquement aux frontières du pays. Les barrières internes aux échanges sont elles proscrites.

En Corse, la subvention en nature et l’impôt sur les loyers disparaissent. Cette suppression représente environ 280 000 livres d’impôts annuels. Les nouvelles contributions directes sont fixées en 1791 à 284 800 livres. La Corse est le département le moins imposé, avec un écart très important avec les autres départements les plus pauvres (exemple : en Hautes Alpes ou Ariège, le total des deux contributions est proche de 900 000 livres). Les impôts seront alourdis par la création de la patente, visant les revenus industriels et commerciaux, toujours à travers une estimation forfaitaire. L’ensemble sera complété en 1798 par l'impôt des portes et fenêtres. Ces quatre impôts directs, les « quatre vieilles », resteront en place avec des modifications mineures jusqu’à la Première Guerre mondiale. Au total, en ajoutant aux impôts les centimes additionnels finançant les dépenses départementales et communales, la Corse – bien que peu imposée par rapport aux autres provinces sous l’Ancien Régime comme vu précédemment – voit sa faible imposition directe progresser à environ 383 000 livres en 1792 contre 280 000 livres précédemment.

La mise en place des nouveaux impôts se fait dans un certain désordre. D'une part, ces impôts sont élevés par rapport à la capacité contributive de la Corse. D'autre part, l'île reste mal contrôlée politiquement. Ainsi, de 1794 à 1796, la Corse passe sous souveraineté britannique. Le Royaume anglo-corse, en union personnelle entre le roi Georges III, abaissera la contribution foncière à 140 000 livres et de la contribution personnelle mobilière à 7 % de la valeur locative, signe que les impôts révolutionnaires sont jugés bien trop élevés. Après le court épisode du Royaume anglo-corse, les contributions sont rétablies en 1796. Face à l’ampleur des impayés, il est fait remise des sommes dues antérieurement à l'an V. Au fil des ans, l’imposition directe se réduit au plan national comme en Corse. Le poids des contributions se stabilise jusqu’en 1811 autour de 270 000 francs. A noter que la fin de l’Empire se fait sur fond de flambée fiscale, courte et probablement avec beaucoup d’impayés.

La douane passe par tous les états

La question des droits de douanes est plus problématique. Ils sont théoriquement supprimés maintenant que la Corse est pleinement intégrée au royaume de France et que les barrières internes sont abolies. Avec 180 000 livres par an, ils sont pourtant essentiels pour réduire le déficit de l’État en Corse, estimé entre 200 000 et 300 000 livres par an pour les dépenses civiles. Théoriquement supprimés, les droits d’entrée et de sortie entre la France et la Corse sont donc perçus comme avant dans l’île. Le système de l'Ancien Régime est maintenu par les autorités du département, présidé par Pasquale Paoli. Le sujet est budgétaire mais aussi stratégique.

La Corse, mal contrôlée, est sujette à la contrebande. La loi du 4 germinal an II (24 mars 1794) avait cherché à interdire tout trafic de la Corse avec l'étranger mais la Corse n’était plus française à ce moment là. D’ailleurs, la définition d’un régime douanier fait partie des toutes premières décisions du Royaume anglo-corse (libre-échange avec le Royaume-Uni, détaxe à l’entrée des produits alimentaires d’où qu’ils viennent et droits de sortie réduits pour le vin, l’huile et les grains). Le retour sous la souveraineté française va provoquer un moment de flottement.

De 1796 à 1802, La Corse est considérée comme une terre étrangère sur le plan douanier. Les marchandises entrantes ou sortantes sont soumises au tarif général, avec quelques ajustements pris par l’administrateur général Miot. Un arrêté du Directoire du 5 Fructidor an VI (22 août 1798) souligne qu’en attendant que le corps législatif décide « si la Corse sera soumise aux lois de la République française, relativement au régime des douanes, ou si elle continuera à être traitée comme l'étranger, dans ses relations commerciales », l’administration applique des mesures pour interdire aux bâtiments étrangers de transporter des denrées, productions ou marchandises entre la Corse et la France. Les importations indirectes sont aussi interdites. Après une longue attente, le 6 Prairial an X (26 mai 1802) la Corse est pleinement intégrée à l’espace douanier français et soumise aux mêmes lois. Plus de droits pour les échanges Corse-France, sous réserve d’une preuve d’origine.

Mais, le 12 juillet 1808, il est à nouveau mis fin à l'assimilation douanière. Le changement de cap est complet, les marchandises corses étant à nouveau traitées comme étrangères dans les ports français et soumises au tarif général. L’exclusion du bénéfice de l’accès libre au marché national est alors surtout justifié par la lutte contre la contrebande triangulaire. Ce régime restreint assez significativement le commerce avec la France mais n’est pas sans avantage pour les Corses. Les douanes sont supprimées dans l’île. Les importations d’où qu‘elles viennent ou exportations vers l’Italie (sauf pour les départements italiens intégrés à l’Empire) sont alors libres de droits. Cela réduit significativement les droits indirects frappant la consommation. Le régime est aménagé par un décret impérial du 24 avril 1811, avec une franchise de droits pour les exportations agricoles de la Corse vers la France, soit l’essentiel du commerce corse de l’époque (huile d'olive, miel, amandes, châtaignes, noix, cédrats, citrons, oranges, cire jaune non ouvrée, cuirs de bœufs et de vache secs en poil, vins).

Le manque de contrôle conduit à de nouvelles exceptions

La question de la contrebande est d’ailleurs à la racine de nouvelles spécificités fiscales et juridiques pour la Corse. Elle est une faille dans le blocage maritime européen mis en place par l’empereur Napoléon pour tenter de couper le Royaume-Uni du continent. En conséquence, le 13 décembre 1800, « l'empire de la Constitution est suspendu jusqu'à la paix maritime dans les départements du Golo et du Liamone », ainsi que dans plusieurs îles du territoire français européen distantes du continent de « deux myriamètres et au-delà ».

La Corse passe sous un régime d’exception, d’autant plus que la révolte est sous-jacente et l’insécurité permanente. Un décret d’application nomme un administrateur général – le fameux conseiller D’État Miot – qui dispose quasiment des pleins pouvoirs législatifs, réglementaires et administratifs. Il a la possibilité d’ « imposer, par forme de peine, des contributions extraordinaires sur les municipalités, arrondissements communaux et départements, et à prendre les mesures d'usage pour en assurer le paiement. Il pourra prononcer des dégrèvements ou remises sur celles qui existent, soit directes, soit indirectes. Il déterminera l'emploi des fonds provenant des contributions directes ou indirectes, ordinaires et extraordinaires, et en appliquera le produit à toute destination qui lui paraîtra convenable ; il réglera également la répartition des fonds affectés aux différents services de l'administration ».

L’administrateur général Miot prend quelques 140 arrêtées concernant tous les aspects de l’administration en Corse. Sur le plan fiscal, le plus notable est celui concernant les droits d’enregistrement (mutations à titre gratuit dont succession, donations…). Il met en place un régime bien plus souple et avantageux financièrement que le droit commun , avec l’absence de pénalité pour les déclarations tardives et un calcul des droits sur la base de la modeste contribution foncière. Ces arrêtés ayant force de loi, seule une loi peut les défaire. Ce qui n’arrivera que près de 200 ans plus tard.

Un dernier élément de spécificité est mis en place à l’occasion de la réforme des institutions territoriales de 1811. La situation étant désormais jugée plus stable, l'Empire fusionne des départements du Golo et du Liamone en un seul conseil général. Il ajoute que la perception des impôts par la régie des droits réunis est supprimée. Les taxes sur le transport ou la consommation des boissons, de l'alcool, du tabac et des viandes ne sont donc plus prélevés dans l’île, l’administration n’arrivant à appliquer ni les modalités de prélèvement, ni les contrôles. Mais, c’est taxes ne sont pas purement et simplement supprimées. L’État procède à un rachat d’impôt, c’est-à-dire qu’en lieu et place de ces diverses taxes, il est ajouté une somme de 30 000 francs au principal de la contribution foncière et mobilière. Les taxes indirectes deviennent des taxes directes, une sorte de retour à l’abonnement pratiqué à l’Ancien régime pour la subvention. Cette spécificité marquera fortement l’histoire de la fiscalité en Corse, car l’absence de certaines taxes indirectes perdure encore aujourd’hui (droit de circulation sur les vins produits et consommés en Corse, TVA sur les vins produits et consommés en Corse , contribution de garantie sur les métaux précieux, taxe à l’essieu…).

Ces évolutions successives montrent que la Corse, française formellement depuis 1789, reste un territoire mal intégré à l’ensemble national. La gestion unitaire est peu adaptée aux particularismes. Une succession de sécessions (1794-1796, 1814), d’insurrections (1797-1800, 1811) et de révoltes (1793, 1800, 1808, 1813) illustre un rejet persistant des Corses. La faible prise sur l’île nécessite le maintien d’une force militaire importante pour affermir le contrôle des autorités françaises. Acculée, la politique française s’aligne sur celle de l’Ancien Régime, alliant la mise en place d’une fiscalité douce, bénéficiant surtout aux plus aisés, et un autoritarisme dans la gestion.

A travers le fracas de l’Histoire, l’économie corse conserve ses cadres traditionnels

Sur le plan démographique, l’île maintien une progression de sa population, de 148 200 personnes recensées en 1787 à 163 900 en 1801 puis 174 700 en 1811. La hausse reste autour de 0,6 % par an, soit un rythme compatible avec celui déjà observée dans les années 1780. La transition démographique est bien en place. Toutefois, l’excédent de naissances apparaît plus modéré, autour de 500 par an en moyenne entre 1794 et 1811. La pression du nombre se fait sentir alors que les récoltes restent difficiles et que les liaisons avec le continent limitent les possibilités d’importer des céréales. Il suffit que la période soit plus clémente et calme, facilitant l'approvisionnement et les échanges comme entre 1806 et 1809, pour que l’excédent de naissances bondisse autour de 1 200. Une population plus nombreuse implique nécessairement une expansion des cultures. D’autant plus que les freins aux échanges ont pour effet de déconnecter le prix du froment en Corse par rapport aux prix français. Le cours est près de deux fois plus élevé dans l’île, avec des pointes durant les périodes de mauvaises récoltes (1810-1811).

Au désavantage des consommateurs, cette situation permet aux producteurs de profiter d’une rente. Malgré un régime douanier défavorable, les échanges avec le continent français se développent. Alors que les flux de la Corse vers Marseille étaient très réduits avant 1789, l’île envoie sous l’Empire dans la cité phocéenne des peaux, de l’huile d’olive, du charbon de bois, du bois ou encore de la cire. Les exportations d’huile ou de vins continuent vers l’Italie. En Balagne ou dans le Cap, les techniques agricoles dans les vignobles s’améliorent. Oliveraies et terres à grains font aussi l’objet d’améliorations dans les pratiques. Le cheptel de gros bétail (autour de 37 000 bovins en 1787, 44 000 en moyenne sur 1806-1809 ) progresse, surtout dans le nord de l’île.

Le libéralisme économique mis en place depuis la Révolution renforce la politique d’enclosure. La Corse n’échappe pas à ce mouvement, même si les conflits d’usage autour de la circulation des troupeaux persistent, comme ailleurs en France. La modestie de l’imposition foncière permet le maintien d’une petite paysannerie, au détriment du regroupement des terres, donc du développement d’une grande agriculture productive. En 1813, la contribution foncière et la contribution mobilière sont respectivement fixées à 170 000 et 55 500 fr. en Corse pour le principal. Elles sont de 593 383 fr. et 100 100 fr. en Ariège et de 500 830 fr. et 40 150 fr. dans les Hautes Alpes, deux départements où le niveau de vie est aussi jugé bas par rapport à la norme. Sur le continent, la hausse du prix de terres et des fermages s’ajoute à une fiscalité défavorable. L’exode rural débute dans les départements périphériques de la France continentale dès l’Empire et ne cessera tout au long du siècle. En revanche, en Corse, une population de petits propriétaires se maintient dans les campagnes et permet un essor démographique plus rapide dès le calme revenu. La fiscalité mise en place favorise la perpétuation du cadre ancien.

Un aspect négatif de la faiblesse de l’imposition est son impact sur le budget départemental. Les revenus départementaux peuvent être estimé entre 50 000 et 70 000 francs entre 1800 et 1814. Ils sont trois fois plus élevés en Ariège et plus de deux fois dans les Hautes Alpes. Or c’est ce budget que se fait l’essentiel des dépenses d’infrastructures. En 1811, si le déficit public est important (800 000 fr. pour un total de recettes de 540 000 fr.), c’est surtout à cause des dépenses militaires (630 000 fr.) et des frais d’administration générale (cultes, justice : 250 000 fr.). Les dépenses du ministère de l’intérieur ne sont que de 192 000 fr, essentiellement destinées à l’entretien courant ou aux obligations (enfants trouvés, aliénés…). Le développement des infrastructures de communication, surtout des voies intérieures notoirement insuffisantes, ne fait pas l’objet d’investissements conséquents. Ce retard est aussi un élément du maintien d'une agriculture de subsistance importante dans l'île et donc de la fixation dans les villages d'une population importante.

Du début du XVIIIe siècle jusqu’à la défaite de Waterloo, l’île est happée dans le fracas de l’histoire, la violence du temps et le bruit des armes. La stabilité est rare et les périodes de calme ne durent pas. Les changements politiques, administratifs et fiscaux génèrent une grande instabilité économique. Les courtes accalmies ne laissent guère le temps pour engager de grands investissements, publics ou privés.

Le calme reviendra avec la restauration. L’île s’engagera alors sur un sentier plus dynamique et trouve une place dans ce nouveau monde façonné par la Révolution industrielle. Elle s'engagera aussi sur la voie de l'assimilation à l'espace économique français.

Références :
Antoine Albitreccia, « La Corse, son évolution au XIXe siècle et au début du XXe siècle », thèse de doctorat, Ed. PUF (1942).
Christian Ambrosi, « Pascal Paoli et la Corse de 1789 à 1791 », Revue d’histoire moderne et contemporaine, tome 2, (1955).
Laetizia Castellani, « Balagne Rurale – Economie et société de l’époque moderne à la fin du XIX siècle », Ed. Albiana (2014).
Nicolas Delalande, « Les Batailles de l'impôt. Consentement et résistances de 1789 à nos jours », collection L'Univers historique, Ed. Le Seuil (2014).
Louis Orsini, « Le régime juridique des arrêtés Miot », thèse de doctorat.
Textes législatifs et réglementaires via gallica.

Lundi 1 Juin 2020
Guillaume Guidoni