par Guillaume Guidoni
Corse-Economie
Inscription à la newsletter

Quelques éléments de réflexion sur la dépense publique dans l’économie corse


Une exploration des principaux postes de la dépense publique en Corse.



La Corse, terre d'élection pour une stagnation séculaire

Cela a déjà été évoqué mais les risques de stagnation séculaire étaient à prendre au sérieux avant la crise sanitaire et ils le seront d'autant plus après.

La société corse est parcourue de fractures sociales, avec une partie de la population coupée des bénéfices de la croissance. La focalisation sur les activités présentielles rend particulièrement sensible le tissu économique aux chocs exogènes (énergie, tourisme, dépenses publiques) et endogènes (vieillissement rapide) sur la demande finale. La normalisation des processus de consommation et l’intégration aux marchés continentaux accentuent ce mouvement. Les politiques publiques, ciblant surtout la demande et le pouvoir d’achat, le parachève. La participation au marché du travail est faible, le tissu industriel peu développé, les gains de productivité modestes et l’innovation très circonscrite. Le petit marché insulaire est à la fois ouvert sur l’extérieur et concentré sur quelques acteurs.

La crise sanitaire souligne ces lignes de force, ajoutant :
- une pression énorme sur les revenus des indépendants (plus important en proportion en Corse que dans les autres régions) ;
- un sur-endettement pour le secteur privé, avec concomitamment une baisse des la capacité d'autofinancement et un choc sur les fonds propres ;
- une fois une érosion encore indolore mais qui se ferra très vite perceptible des marges financières de l'Etat, de la Collectivité de Corse et des autres collectivités locales.

Les questionnements autour de la réalité d’une économie atone pour longtemps et de la façon de conjurer la stagnation séculaire sont donc tout aussi importants pour la Corse que pour le reste de l’économie mondiale. Or, si éviter le piège de la stagnation justifie une expansion budgétaire, il me semble intéressant de se poser la question de l'importance de la dépense publique dans l'économie corse. Elle conditionne en partie la façon d'envisager une politique économique plus adaptée et plus autonome pour la Corse.

La dépenses publique régionale, une inconnue

Principaux impôts d’Etat par région (€/habitant)
Principaux impôts d’Etat par région (€/habitant)
Pour commencer, une définition de la notion de dépenses publiques n’est pas inutile. Selon l’Insee, les « dépenses publiques sont les dépenses effectuées par l’État, les administrations de Sécurité sociale, les collectivités territoriales et les administrations et organismes qui leur sont rattachés. Elles peuvent être classées en trois grandes catégories : les dépenses de fonctionnement, qui servent à la bonne marche des services publics (dépenses courantes de personnel et d’entretien, achats de fournitures...) ; les dépenses de redistribution : prestations en espèces versées aux ménages (ex : pensions de retraite, allocations familiales, minima sociaux...), subventions versées aux entreprises et aux ménages ; les dépenses d’investissement, qui visent à renouveler ou à accroître le capital productif public (ex : dépenses de recherche et développement, achats d'armements, constructions de bâtiments et d’infrastructures...) ».

Ces dépenses se font via trois grands ensembles : administrations centrales (ou d’Etat), administrations de sécurité sociale et administrations locales. Entre ces trois grands types d’administrations, des transferts multiples existent. Ces derniers peuvent créer des confusions, avec des transferts internes comptabilisés comme recettes pour les uns et de dépenses pour les autres. L’exemple le plus simple étant les dotations versées par l’Etat aux collectivités territoriales. En France, sur 1 260 milliards d’euros de dépenses publiques (au sein de ces dépenses, les frais de personnel toutes administrations confondues représentent 282 milliards d’euros, soit 23 % du total), les grandes masses sont surtout concentrées sur les prestations sociales (43 % du total en 2016). Vient ensuite les dépenses de santé hors indemnités (14 %), de services généraux (dépenses liées au fonctionnement de l’Etat central à savoir surtout le fonctionnement des organes exécutifs et législatifs, affaires financières et fiscales, affaires étrangères, les services généraux et la charge d’intérêt de la dette publique.11 %), d’éducation (10 %) et les affaires économiques (10 %). Le reste concerne surtout les dépenses de logement hors prestations sociales, l’environnement, la culture, la défense et la police, pour 12 % du total tout compris.

Les dépenses sociales ou de santé se font principalement via les administrations dites de sécurité sociale (caisses de retraites, assurance maladie, hôpitaux…), sauf pour les retraites des fonctionnaires d’Etat qui sont versées sur le budget de l’Etat et les minima sociaux versés par les départements (RSA, APA…). L’essentiel des dépenses d’investissement et d’interventions directes (subventions, aides aux opérateurs économiques) est le fait des collectivités territoriales. L’Etat assume l’essentiel des dépenses fiscales, d’éducation et régaliennes.

En Corse, il est impossible de définir précisément les dépenses de l’Etat ou de la Sécurité sociale, ces comptes n’étant pas régionalisés. Comme dans les autres régions de métropole, les derniers comptes vraiment complets disponibles datent de plus de 35 ans. Pour la période récente, l’évolution des systèmes d’information et de comptabilité de l’Etat a conduit faire disparaître progressivement le traçage des dépenses publiques à un niveau localisé. Cette question fait l’objet de recherche depuis 2008 mais il est peu probable que l’on retrouve d’ici peu la précision des chiffres du début des années 80. Les champs sont très vastes : dépenses sociales, dépenses de l’Etat pour son propre compte, transferts et dotations, dépenses à travers des mesures fiscales spécifiques, dépenses des universités, dépenses des administrations indépendantes… Les informations sont donc parcellaires et méritent d’être prises avec de grandes précautions.

Eviter le piège d'une approche culpabilisatrice

Toutefois, la Corse présente incontestablement un poids de la dépense publique dans son économie plus important que la moyenne des régions de province. Par exemple, la contribution du secteur non marchand à la valeur ajoutée produite annuellement dans l’île est près de 8 points supérieure à la moyenne des régions de province (33 % en 2015 contre 25 %). La Corse se rapproche sous cet aspect des DROM, où le poids du secteur non marchand dans la production annuelle de valeur ajoutée se situe entre 33 % (Martinique) et 37 % (La Réunion, Guadeloupe). Autre aspect, le poids de l’emploi public atteint en Corse 36 % du total fin 2016 contre 33% pour les régions de province.

La dépense publique en Corse est pour sa plus grande part la résultante de l’application du modèle français de protection sociale et de choix en termes d’administration qui ne sont pas propres à l'île. Que le niveau soit élevé ne dit pas grand-chose en soi. Il n’existe pas, dans la littérature économique, de façon théorique ou empirique, de définition du « bon » niveau de dépenses publiques, encore moins si l’on différentie entre les trois catégories définies plus haut. Pour ne parler que des économies les plus riches, le Danemark, la Norvège ou l’Autriche ont une dépense publique (source Eurostat 2016 et OCDE 2015) parmi les plus élevées au monde, tout en ayant une forte croissance post-Grande Récession. Ils ont aussi des niveaux de vie et des équilibres sociaux que beaucoup de pays rêveraient d’avoir.

D’autres pays, comme les Etats-Unis ou le Japon se situent sous les 40 %. Selon Eurostat, les îles méditerranéennes indépendantes sont en moyenne autour de 41% pour Malte comme pour Chypre depuis 2010. L’Islande est à 45 %. Avec 56,4 % en 2016, la France se situe désormais en pôle position au niveau mondial sans avoir des résultats très spectaculaires sur le plan social ou économique. Le niveau dépend de tellement de choix de société qu’il est vain de vouloir distinguer le modèle le plus pertinent en termes de politique publique de santé, de redistribution, de système de retraite ou d’éducation. On retiendra juste qu’il y a un monde entre la Grèce, où la dépense publique est de 49,7 %, et la Suède, où elle est de 49,5 %. Ce niveau élevé nous dit juste que la Corse appartient à un ensemble national qui, à travers de multiples transferts internes, assure un modèle administratif et social homogène.

L’Île-de-France est la principale source des transferts pour les autres régions. Mais, il faut faire très attention à raisonner tout chose égale par ailleurs. Plutôt que d’en conclure à une dépendance, parlons de liens d’interdépendances. Cette interdépendance s’est construite sur un temps long. Elle est le fruit de l’histoire de la France et de son centralisme. L’Île-de-France concentre aujourd’hui l’essentiel des centres de décisions et des activités à très forte valeur ajoutée du pays. Le centralisme français a drainé sur un territoire réduit des activités qui sont beaucoup plus réparties dans des pays fédéraux ou plus décentralisés. Ainsi, la région capitale concentre 30 % du PIB de la France (2015) pour seulement 18 % de la population. En Europe, parmi les grands pays, seul le Royaume-Uni a une concentration supérieure. En Allemagne, en Espagne ou en Italie, la concentration est bien moindre (selon Eurostat, le Land de Berlin, la région du Lazio et la communauté autonome de Madrid pèsent respectivement 4 %, 11 % et 19 % du PIB de leur pays en 2015). Ce qui ne veut pas dire les transferts entre régions y sont plus faibles. C’est même largement l’inverse. Il suffit de regarder la situation de l’Allemagne de l’Est, du centre ou du sud de l’Espagne ou du Mezzogiorno pour s’en convaincre.

Enfin, il faut éviter la lecture culpabilisatrice qui a largement cours, celle du « coût » de telle ou telle région pour « la France ». Lecture qui vaudrait d’ailleurs tout autant pour les Hauts-de-France, entre autre, que pour la Corse. Un simple coup d’œil sur la carte de l’Europe montre que de petits pays ont des PIB par habitant (SPA) très élevés, des grands pays moins. Que des micro-pays à l’échelle mondiale comme l’Islande ont un niveau de vie supérieur à celui de l’Allemagne ou de la France. La diversité saute aux yeux et l’intelligence des territoires aussi. Encore une fois, les écarts actuels sont surtout et avant tout la conséquence d’une histoire complexe et de choix politiques.

C’est bien à l’échelle nationale que se construisent les politiques de correction des inégalités – à travers les transferts sociaux et les impôts –, de réallocation entre les secteurs économiques – à travers le subventionnement de secteurs sous-financés par le marché – ou bien de la lutte contre les externalités négatives – à travers la taxation des activités polluantes. C’est bien à l’échelle nationale que la cohésion du territoire se pense en termes d’infrastructures publiques et de biens communs. L’Île-de-France est puissante économiquement car elle a pu s’appuyer sur un territoire vaste et attirer les richesses humaines, industrielles et financières à elle. Elle ne peut le rester que parce que l’ensemble national est stable et permet cette répartition, qui n’est pas qu’une source de coûts.

De plus, à ceux qui ne regardent que la dépense, on peut leur opposer les recettes. Ainsi, en Corse, la fiscalité a été très dynamique depuis la fin des années 90. Pour les seuls grands impôts (hors part des impôts non régionalisées, dont DGE et DSRGE) – impôt sur le revenu (IR) et ISF, impôt sur les sociétés (IS), taxe sur la valeur ajoutée (TVA) et droits d’enregistrement (hors droits locaux) –, la hausse a atteint 117 % entre 2004 et 2016 pour les montants nets prélevés, deux à trois fois plus vite que pour les autres régions métropolitaines (NDLA : les données 2017-2018 confirment ce constat). Concernant les charges sociales prélevées pour le compte de la sécurité sociale, elles ont crû de +72 % entre 2004 et 2015, contre +37 % au national (NDLA : les données eurostat 2016-2017 confirment ce constat).

Ces éléments peuvent souligner que la contribution de la Corse au redressement des finances publiques a été plus importante que dans d’autres régions. En effet, ramené en euros par habitant, la pression fiscale des grands impôts de l’Etat atteint 2 900 euros annuels en 2016, soit un taux supérieur à celui des régions Bretagne, Centre–Val de Loire, Hauts de France, Normandie, Nouvelle Aquitaine, Occitanie et Bourgogne–Franche-Comté. Entre 2004 et 2016, ce ratio a progressé de 1 350 euros par habitant, soit la plus forte hausse pour les régions de province, devant la région PACA (1 300 €/h) et la région Rhône-Alpes (1 140 €/h). Si l’absence des données sur les grandes entreprises ayant leur siège social en province peut tempérer ces écarts, il convient de noter que ces entreprises sont peu présentes en Corse. Il reste exact que le niveau global des prélèvements publics est en deçà de la moyenne continentale, du fait de l’existence des dispositifs fiscaux spécifiques à la Corse, mais il est très largement normalisé.

Il faut aussi noter que la Corse n’est pas la seule région qui bénéficie de dispositifs fiscaux spécifiques. Dans la région Hauts de France, la loi de finances 2018 a créé une zone franche pour revitaliser l'ancien bassin minier. Son coût annuel devrait s’établir à 31 millions d’euros par an en moyenne sur la période 2018-2025. Les Bassin d’Emploi à Redynamiser concernent 362 communes de la Vallée de la Meuse dans les Ardennes et 46 communes en région Occitanie, cette mesure ciblée ayant un coût budgétaire au minimum de 24 millions d’euros en 2016.

Une dépense élevée mais peu en ligne avec des problématiques de précarité et d'investissement

Dépenses par type par région (2015, €/habitant)
Dépenses par type par région (2015, €/habitant)
L’analyse directe n’apportant que peu d’informations, il convient de regarder plus dans le détail ce que nous dit la dépense publique en Corse. Pour ce faire, plutôt que de chercher à calculer un total de dépenses publiques dans l’île, exercice vain, il est plus raisonnable de dégager quelques ordres de grandeur en utilisant des chiffres connus par grandes catégories.

La méthode choisie ici fut de se baser sur les informations fiables et validées par une méthodologie précise pour essayer de bien comprendre le niveau global et les évolutions récentes des dépenses publiques en Corse. De plus, les dépenses considérées sont « finales », c'est-à-dire effectivement versées à un agent économique qui n’est pas une autre administration. Les grandes catégories de dépenses finales reconstituées concernent surtout les dépenses sociales, des informations sur les dépenses du secteur non marchand (rémunérations, investissements, R&D) et les autres dépenses de fonctionnement du secteur public local. Il est important de rappeler au lecteur qu’il ne s’agira dans les lignes qui suivent que d’ordres de grandeur. En l’état des sources, il est impossible d’éviter certains doubles comptes (notamment, les dépenses de santé incluent les salaires versées à la fonction publique hospitalière qui se retrouvent aussi dans les dépenses de rémunération) et tout aussi impossible de tendre vers l’exhaustivité. Il faut aussi avoir en tête que le statut spécifique de la Collectivité de Corse gonfle les dépenses de fonctionnement hors salaires ainsi que les dépenses de rémunération du fait des transferts de compétence de l'Etat.

Trois constatations principales ressortent de cet exercice. Premièrement, la Corse n’est pas systématiquement en dehors des normes en termes de catégorie. Les Hauts-de-France, l’Occitanie ou la région Bourgogne-Franche-Comté ont aussi des indicateurs élevés, parfois supérieures à ceux de l’île sur certaines catégories. Deuxièmement, les dépenses spécifiques à la Corse, sur les plans des transports, de la fiscalité ou de l’énergie, représentent à elles seules une dépense équivalente à deux fois l’investissement public dans l’île. Troisièmement, la structure est révélatrice d’un paradoxe entre les priorités publiques et la répartition de la dépense.

Il est clair que la Corse accuse des retards du point de vue de la situation sociale d’une grande partie de ses habitants. Il est aussi évident que sa population est vieillit et va vieillir vite (28 % de la population a plus de 60 ans en 2015. Ce serait 36 % en 2030 et 41 % en 2050 selon les projection Insee).

Le retard est aussi manifeste en infrastructures publiques, routière mais aussi dans les déchets ou le traitement des eaux. L’urbanisation se fait de façon anarchique. Enfin, 18 % de la population de l’île se situe à plus de 7 minutes d’un service de santé de proximité, contre 9 % pour les régions de province en moyenne, 8 % pour une région montagneuse comme l’Auvergne-Rhône-Alpes et 3 % pour la région PACA. Compte tenu de l’effort manifeste de cohésion nationale que suppose un niveau plus élevé de dépenses publiques, on peut logiquement s’attendre à ce que les dépenses publiques en Corse se concentrent sur ces inégalités sociales ou territoriales.

Or, on constate presque l’inverse. Les dépenses de retraites et de prestations sociales accusent un retard par rapport aux régions de province, près de 700 euros annuels par habitants. Cet écart est cohérent avec la sous-consommation des prestations déjà mise en évidence avec les données sur les aides sociales (dépense par tête systématiquement inférieure à la moyenne province sauf pour le minimum vieillesse) ou sur les montants inférieurs de pension de retraite par tête. Le nombre de logements sociaux par habitant est le plus faible des régions métropolitaines. L’effort de santé apparaît dans la borne haute, mais trois éléments expliquent l’essentiel de l’écart : les soins paramédicaux, les transports médicaux et les soins liés à la fréquentation touristiques. En revanche, l’effort par habitant est comparativement plus faible pour les dépenses dans les établissements médicaux, notamment les hôpitaux et des centres de soins pour personnes âgées ou retraitées, avec un effort global inférieur de 120 euros par habitant à la moyenne nationale, ce qui fait tout de même 39 millions d’euros annuels de moins. L’emploi en Corse dans les activités de santé apparaît comparativement en déficit (Pour 1 000 habitant, l’emploi dans la fonction publique hospitalière est en 2015 de 15,9 postes en Corse contre 18,8 en province et pour l’ensemble du secteur de la santé de 33,6 contre 44,6 - sources : Insee, calculs de l’auteur). Enfin, l’effort en investissement public, bien que boosté par le PEI, est quasiment le même que celui de l’Île-de-France ou de la région PACA, et à peine 200 euros au-dessus que l’effort observé au niveau des régions de province. Rien d’exceptionnel!

Voilà, j'espère que ça pourra susciter d'autres travaux, ce sujet valant bien quelques heures de peine.

Mercredi 25 Novembre 2020
Guillaume Guidoni